UNE OEUVRE DANS SON CONTEXTE

  1. UNE OEUVRE DANS SON CONTEXTE

 « Une tradition ne peut être que morte
si elle reste intacte,
si une invention ne la compromet pas
en lui rendant la vie,
si elle n’est pas changée
par un acte qui la recrée…

Tout ce qui injecte dans une tradition
le poison d’un temps nouveau
est aussi ce qui la sauve de l’inertie. »
Michel de Certeau, sj.

  1. Ignace de Loyola en son temps

Toute création humaine arrive dans un moment de l’histoire. Elle est tributaire de ce moment et permet d’en repérer de façon vive les caractéristiques et, tout à la fois, elle influence ce moment et lui permet d’advenir à un accomplissement plus grand. Les Exercices de saint Ignace de Loyola arrivent au moment de la Renaissance. Ce moment historique, marqué par l’esprit de « réforme », advient dans une rupture d’avec le monde médiéval. L’élément central de cette rupture peut être repéré dans l’émergence du sujet individuel.

Les découvertes des grands navigateurs, tels Christophe Colomb, Magellan ou Vasco de Gama, prolongent dans le vif les affirmations du siècle précédent, jugées d’abord scandaleuses : la terre est ronde, et c’est elle qui tourne autour du soleil. La cosmologie ancienne est ainsi définitivement mise à mal, avec tout ce qu’elle avait pu inspirer dans les domaines de la pensée et de la croyance. L’évolution de la réflexion philosophique aboutira, un siècle plus tard, chez René Descartes, à une sorte de refondation : la pensée ne s’appuie plus sur une ontologie ou une théologie, mais sur l’évidence du cogito individuel.  Blaise Pascal, de son côté, alors que les Anciens cherchaient dans le monde céleste ce qui inspire et gouverne la terre des hommes, écrira à propos du cosmos : « Le silence de ces espaces infinis m’effraie ». Il signe ainsi ce total changement de mentalité par rapport aux époques précédentes.

La pensée et le savoir s’acquièrent de plus en plus par les textes, désormais imprimés et publiés, plutôt que par l’image contemplée et la tradition transmise d’autorité. L’esprit et le style théologique et spirituel des Réformateurs comme Luther ou Calvin sont très marqués par cette évolution, et soulignent la primauté de la foi personnelle sur toute appartenance extérieure. Dans cette même manière neuve, Erasme de Rotterdam élabore son humanisme et Ignace de Loyola crée ses Exercices comme un itinéraire de la personne individuelle. Après les spiritualités déjà très intériorisées de la fin du Moyen-Age, on assiste à l’avènement des expériences mystiques, notamment de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila.

Il est intéressant de remarquer, pour comprendre saint Ignace, que le phénomène mystique de cette époque peut se définir comme le déploiement d’un parcours entre l’expérience – plus précisément un moment d’expérience vécue – et un absolu ineffable. Ce parcours se traduit dans un discours de règles pratiques, à distance de son objet indicible, et par nature à distance du discours objectif de la théologie et du discours institutionnel de l’Eglise. Chez les mystiques du XVI° siècle, les manières de faire se substituent à l’architecture de la théologie, et la méthode à la spéculation ; la relation à l’autre se substitue à l’adéquation à l’être, et le style au contenu. Le dire devient performatif.

Loin d’être un phénomène seulement philosophique ou littéraire, cet avènement du sujet individuel se manifeste aussi par l’introduction de la perspective dans l’urbanisme et dans l’art pictural en même temps qu’il y apporte le sens de la théâtralisation : le monde est le théâtre où se jouent nos destinées individuelles. Bientôt l’art baroque se fera approche et éloge du vide et de l’ineffable. Bernini, Borromini. De même, la composition musicale trouve des accents nouveaux, chez un Monteverdi qui crée l’opéra par exemple, cherchant dans l’harmonie et le contrepoint à épouser la charge des mots et à explorer l’univers complexe des émotions. Il faudrait encore mentionner l’évolution du rapport au corps, par l’effet des progrès de la médecine…

Tout concourt à marquer la rupture avec le monde médiéval. Cette naissance de l’homme moderne est vécue profondément comme un arrachement aux déterminismes et aux « obscurités » des âges précédents, et provoque simultanément chez les uns un sentiment de libération et chez les autres une sensation de perte. Ces caractéristiques de l’expérience de la modernité, libération et perte, perdurent d’ailleurs encore largement aujourd’hui, dans notre monde « postmoderne ».

Ce que l’on quitte ainsi progressivement et parfois douloureusement en cette époque charnière du début du XVI° siècle, c’est l’univers médiéval, lui-même largement hérité de l’Antiquité. Le sujet individuel prend désormais la place primordiale et la fonction instauratrice que tenait le cosmos. Au Moyen-Age, en effet, la pensée s’inspire d’une vision cosmologique et elle procède largement par analogie : l’être humain se déchiffre comme un microcosme par rapport au macrocosme de l’univers ou du divin, et vice-versa. Les Christ-Pantocrator rassemblant les regards dans les hémicycles des basiliques antiques, les grandes élaborations théologiques comme La Cité de Dieu, la non-séparation des sphères politique et religieuse, la conception des cathédrales gothiques, tout est inspiré par cette même pensée féconde. Il est vrai cependant qu’à l’apogée du XII°-XIII° siècles, quelque chose de neuf est déjà à l’œuvre, par exemple dans la spiritualité de Bernard de Clairvaux (c’est très sensible dans ce chef-d’œuvre qu’est son De consideratione) ou dans la pensée de Thomas d’Aquin : quelque chose comme un premier tournant « humaniste », un recentrement de la vision du monde sur l’homme et sur l’expérience humaine. On peut y voir d’ailleurs un fruit de l’évangile qui transforme progressivement les mentalités anciennes.

L’avènement du sujet individuel marque profondément la conception et la structure des Exercices de saint Ignace, en même temps qu’il en est en quelque sorte un des moteurs. On ne suit pas les Exercices comme participant ou comme destinataire ; on en est soi-même l’acteur, le sujet, tentant dans une relation personnelle « directe » avec Dieu, dans laquelle l’accompagnateur joue simplement un rôle de facilitateur, un discernement pour répondre personnellement aux sollicitations de la vie. Apparaissent comme fondamentales les notions de discernement de la volonté de Dieu dans le théâtre mouvant de la vie, de responsabilité personnelle en conscience et d’exercice de la liberté à la suite du Christ dans son humanité.

On comprend combien les Exercices participent à cette sorte de révolution que constitue la Renaissance et contribuent même à la provoquer. Ignace est un des grands réformateurs de l’Eglise au XVI° siècle. A travers ses Exercices, qu’il offre comme expérience possible pour tous (et pas seulement pour les clercs), il entend réformer l’Eglise à partir de l’intériorité de la personne – il insiste sur le contact personnel direct avec Dieu – et, pour lui, c’est cette conversion intérieure des personnes qui entraîne par elle-même la réforme de l’Eglise. Une personne rénovée peut rénover l’Eglise.

  1. Au milieu du XX° siècle, Riccardo Lombardi

Nous voici à un autre moment de l’histoire. Une nouvelle rupture s’est produite dont les remous iront en s’accentuant pendant presque deux siècles : la Révolution française et le choc qu’elle provoque. L’élément central de cette nouvelle rupture peut être repéré dans l’avènement de la conscience des peuples se découvrant capable de prendre en mains leur destinée[1]. Sous les yeux enthousiastes des uns et apeurés des autres, des peuples se mettent à écrire eux-mêmes leur Histoire, forgent leur propre destin, sous la bannière de la « nation », comme un nouvel arrachement à l’ordre établi et figé dans le droit divin. Ce mouvement deviendra irrésistible au fil des XIX° et XX° siècles. Dans une ferveur empreinte à la fois de romantisme et d’illumination rationnelle, et soutenue par le développement sans précédent des sciences, des techniques et de l’industrie, la conscience collective se consolide dans la perspective que l’humanité, loin d’être soumise à un ordre supérieur, se réalise elle-même dans le progrès et qu’elle a à se projeter en avant vers des horizons prometteurs. Dans cette poussée irrésistible, on voit s’établir peu à peu, et souvent de façon fragile, les premiers régimes démocratiques modernes.

Cette conscience nouvelle favorise aussi l’émergence d’idéologies qui veulent répondre à ce basculement vers l’avenir et orienter ces forces en mouvement dans la société. Cette émergence profite de l’apparition du phénomène des masses, d’abord rétives aux changements, puis de plus en plus réceptives, à la faveur notamment de l’extension de l’instruction. On assiste ainsi à la montée du socialisme, dans ses formes idéologiques forgées par Marx et Engels, puis dans une sorte de fermentation houleuse de multiples versions radicales, extrêmes ou conciliantes, se succédant les unes aux autres, s’opposant de façons plus ou moins virulentes aux tendances libérales ou chrétiennes. Un horizon se dessine de plus en plus, celui de la maîtrise des destinées humaines dans un projet d’action globale. Cet horizon donne une fin, un but à l’histoire que les peuples écrivent.

Dans cette conscience nouvelle, il est important de remarquer l’absorption de la dimension religieuse par le politique. Non pas sous les formes d’Ancien Régime, où le politique annexe la religion pour se consolider ou s’autojustifier. Mais dans une sorte de conviction qui va souder de plus en plus les populations et qui peut s’exprimer comme suit : l’horizon qu’un peuple se donne, la nation dont les membres se sentent partie-prenante, et bientôt l’Etat qui ouvre la route du destin national sont le lieu par excellence de la communion et méritent le sacrifice des personnes. La « patrie » est sacrée et c’est un honneur de mourir pour elle.

Il faut relever alors le phénomène concomitant de la rivalité entre les nations européennes[2]. Celle-ci occasionne au fil des deux derniers siècles une inexorable montée aux extrêmes qui va déchaîner la violence sur la terre entière. Cette rivalité, nourrie par la mystique des Etats-nations, par les horizons de progrès et de puissance, par les révolutions internes à chaque pays, par les promesses des idéologies, par le développement du potentiel technique et industriel de chaque nation, et par la puissance coloniale très recherchée, cette rivalité se traduira dans une série de phénomènes qui la mueront en  une violence jamais connue auparavant.

D’abord la rivalité engendre une mobilisation totale de la population : cela commence avec l’apparition des hymnes nationaux, sorte de chants « religieux » – dont, parfois, les paroles sont très symptomatiques d’une montée aux extrêmes. Cela entraîne aussi des prouesses dans l’invention des moyens d’influencer ce qu’on appellera désormais l’opinion publique. Cela mobilise les énergies pour un développement industriel sans précédent entre nations rivales. Se fait jour aussi entre ces nations la volonté, comme dans un duel, de déforcer l’adversaire ou de l’empêcher d’être fort, et l’obsession de déployer au maximum la pression contre lui. Dès le début du XIX° siècle, il devient clair qu’en rupture avec les Lumières du XVIII° siècle, ce ne sont pas les idées qui mènent le monde mais les passions exacerbées, les volontés de combat et de lutte ; celles-ci appellent la guerre, jusqu’aux catastrophes globales et inédites du XX° siècle. Enfin, il ne faut pas minimiser la force du ressentiment devant la suprématie de l’adversaire ; elle constitue un puissant levier de riposte : on sait combien Hitler tablera sur ce ressentiment de la nation allemande après le traité de Versailles de 1919 !

De la sorte, si au départ c’est la politique qui entraîne la guerre, voici que désormais c’est la situation guerrière qui influe sur les fins politiques. La guerre elle-même, jadis limitée au fait militaire et à l’espace des champs de bataille, change de nature et engage totalement des peuples entiers dans la destruction, parfois jusqu’au génocide. En moins de quarante ans, deux totalitarismes mettent à feu et à sang la planète entière.

L’intuition d’une réforme

C’est dans ce contexte que le Père Lombardi se sent appelé à prendre la parole et à initier une dynamique neuve qui touche à la racine cette accélération de l’histoire dans une montée extrême de la violence. Concrètement, c’est d’abord en Italie que s’impose à lui la nécessité d’intervenir sur un terrain d’abord dévasté par l’emprise fasciste et l’occupation nazie puis menacée par les succès de l’idéologie communiste.

Se séparer de la destruction à laquelle mènent ces totalitarismes n’est possible, pour le Père Lombardi, que par une seule voie : une nouvelle conscience commune de la fraternité universelle, basée sur le sens de l’humain et de la relation qui est donné à travers la figure du Christ.

Promouvoir la fraternité universelle comme réforme des cœurs et de la société, c’est remonter à la racine du problème de la rivalité meurtrière pour engager à nouveaux frais la construction d’un monde meilleur. Et cette construction ne peut se faire par la contrainte d’un système, mais bien par un mouvement de fond sans frontières, un renouvellement de la  conscience commune, une réforme globale.

Baser cette fraternité en élargissement perpétuel sur le sens de l’humain qui se donne à travers la figure du Christ, c’est prendre de revers les idéologies nées de l’humanisme européen et qui prétendent conduire de manière systématique – et par des voies totalitaires – à un « homme nouveau ». C’est aussi refonder autrement des sociétés humaines profondément meurtries par les injustices que génère un libéralisme effréné. Par ses voyages intercontinentaux devenus nombreux, le Père Lombardi prend fortement conscience de la nécessité de ce combat sur la planète entière, ce qui rend encore plus urgente à ses yeux l’exigence de la fraternité universelle.

Fonder la fraternité universelle sur un renouveau des relations, c’est toucher à tout ce qui est institué, structuré et planifié entre les humains qui, depuis l’époque de la Révolution, se sont donnés, de façon neuve et au travers de beaucoup de tâtonnements et de convulsions, des Etats, des systèmes politiques, des organismes et des conventions et traités internationaux, des fonctionnements économiques intercontinentaux… C’est  aussi toucher en son fond cette antique institution qu’est l’Eglise catholique, où les relations institutionnelles et hiérarchiques l’emportent sur la fraternité, où les relations avec les sociétés modernes en évolution rapide et dramatique sont principalement celles de la méfiance, de la fermeture et de la condamnation. C’est dans cette perspective de réforme nécessaire que, très vite, le Père Lombardi entretient des relations soutenues avec le pape Pie XII et sent le besoin de fonder un groupe de promotion, où les relations de fraternité ancrées dans la mission commune priment sur la situation institutionnelle de chacun de ses membres.

Une intuition en phase avec son temps

Dans l’esprit du temps, l’intuition du Père Lombardi se présente comme un horizon de futur, mobilisateur pour l’action, entraînant au changement et au renouveau, et dont l’enjeu est l’humanité. Toute sa vie, Lombardi sera sensible à tout ce qui peut traduire en projets concrets cet horizon de fraternité universelle.

Toujours dans l’esprit du temps, son intuition ne peut se comprendre sans sa dimension collective ; elle concerne les masses, dont l’existence et les mouvements sont de fait tellement visibles à l’époque. Elle veut travailler les enjeux que soulèvent jusque dans les consciences les courants et les forces collectives. Dans son parcours personnel, le Père Lombardi a d’ailleurs commencé par la rencontre de masses de gens sur les places et dans les stades ; il fut, dans l’Eglise, un des pionniers de l’usage de la sonorisation (on le surnomma « il microfono di Dio » !).

Son intuition suppose, pour être comprise dans sa force attractive, une attention aux enjeux de la société et de la civilisation et à la responsabilité des disciples du Christ par rapport à ces enjeux. Elle pousse à une perspicacité plus grande la capacité de discerner les « signes des temps », non pas seulement chez chaque individu (comme le cherchait Ignace de Loyola), mais comme exercice commun, en des cercles toujours plus larges. En son temps, le Père Lombardi veut en particulier provoquer un réveil chez les chrétiens dont il pressent qu’une certaine faiblesse dans la foi les rend vulnérables devant la puissance des courants à l’œuvre.

Enfin, l’intuition est celle d’une nécessaire conversion, collective tout autant que personnelle, par un approfondissement sans cesse poursuivi du sens de la destinée humaine inspiré par la personne du Christ.

Les Exercices

 Pour promouvoir ce renouveau, le Père Lombardi ne se contente pas de ses nombreuses prises de parole et de ses contacts divers. Il met au point, peu à peu et en l’expérimentant, un instrument nouveau, qui tient à la fois de la retraite, de la session, du séminaire et de la rencontre fraternelle et amicale, mais qui ne se résume à aucun de ces types de rencontre, ni même à leur somme. Il s’agit des Exercices communautaires pour un monde meilleur, qui plus que simplement inspirés de saint Ignace, sont une véritable réexpression des Exercices spirituels du fondateur de la Compagnie de Jésus. La clé principale de cette réexpression, on s’en doute, se trouve dans la dimension communautaire de l’expérience proposée.

En 1969, le Groupe Promoteur, réuni en « Cénacle », travaille sur ce qui ne peut manquer dans l’expérience des Exercices communautaires et propose en finale cette présentation ‘à la fois brève et suffisamment complète’ :

  1. Une expérience forte de Dieu, faite en groupe, essentiellement avec les autres ;
  2. dans le climat d’écoute directe de Dieu et de dialogue fraternel sur sa Parole et sa volonté manifestée à travers ses représentants et non moins dans les événements ;
  3. avec Jésus au milieu du groupe même, appelé à une mutuelle bienveillance ;
  4. pour une conversion personnelle et communautaire ;
  5. en vue surtout du service du bien commun ;
  6. dans le don toujours plus total au Christ dans son Eglise et pour accomplir ainsi, tous ensemble, entre frères, ce qui est le mieux pour elle ;
  7. qui, à son tour, est sacrement de salut pour l’humanité entière dans le Règne.

Dans la progressive conception de ces Exercices comme dans la pratique qu’en acquièrent le Père Lombardi et ses collaborateurs, s’affine une vision des rapports entre Eglise et société qui fera son chemin aussi par ailleurs jusque dans les textes du concile Vatican II. Cette vision peut se résumer dans la notion de ferment : l’Eglise est le ferment privilégié du renouveau de la société toute entière en vue de la fraternité universelle. Cela l’engage à être plus une communion ouverte et dynamique qu’une société séparée et hiérarchisée. Cela l’engage au dialogue et à l’action inspirante plutôt qu’à la régence du monde.

Aujourd’hui, moment d’explosion

 Deux guerres mondiales, l’invention de la bombe atomique, plusieurs génocides, de graves déséquilibres économiques grandissants, une catastrophe écologique imminente n’auront pas suffi pour qu’un revirement soit opéré de façon suffisamment décisive à l’échelle de la planète.

Alors que les idéologies et les systèmes totalitaires ont implosé, et que l’humanité se retrouve en quelque sorte orpheline d’horizon et de promesse, s’achève l’atomisation des individus et se répand la violence de manière larvée, intense et imprévisible. Il n’est plus possible aujourd’hui de prendre l’avion, même en région pacifiée, sans être fouillé, fût-ce électroniquement, et sans qu’un certain nombre d’objets même usuels soient interdits dans les bagages. Il n’est pas pensable qu’un événement d’envergure internationale et pacifique, comme par exemple les Jeux olympiques, se déroulent sans une énorme et coûteuse protection militaire… Sans cesse des conflits explosent ici et là dans le monde,  avec leurs ramifications diverses, non seulement dans les régions avoisinantes mais parfois même de façon disséminée un peu partout, faisant peser des menaces de dimension planétaire en même temps qu’à l’échelle des quartiers ou des immeubles.

Jadis la violence produisait du sacré ; aujourd’hui elle ne produit plus rien qu’elle-même. Montée aux extrêmes, elle se fait « violence absolue ». On assiste à une dramatique illustration de l’antique affirmation d’Héraclite : « Polemos est père de tout ».

Brillantes réussites, désastres douloureux et risques de plus en plus incommensurables marquent cette marche en avant de notre monde. Nous vivons un temps d’explosion : en particulier les philosophies, les sagesses, les anthropologies, les religions, tous ces vieux édifices ont explosé, même si leur trace est encore bien présente dans de vastes régions du monde.[3]

Cette explosion est produite par deux principes moteurs. D’abord le principe technologique : « Tout ce qui est possible, nous le ferons ». Ensuite le principe économique : « Tout ce qui nous fait envie, nous l’aurons ». Ces deux principes  conjuguent leur force sous la forme d’un principe d’expansion : produire toujours plus et exciter toujours plus les envies. Leur prodige est qu’ils libèrent les humains de la nécessité et de la loi. Leur puissance est qu’ils détiennent la fonction d’instance suprême qui se traduit par la suprématie de l’économie et de l’argent. Livrés à leur seule puissance, ils dysfonctionnent : les désastres économiques et les crises financières  se succèdent sans répit. Et surtout, ils se révèlent destructeurs : ils génèrent une prolifération des injustices et vont  jusqu’à engendrer des comportements délirants.

Dans cette marche en avant, l’homme n’est pas simplement menacé, il est l’éradiqué de la civilisation. C’est désormais le grand silence à son propos. Tel un homme à Buchenwald, qui n’est pas seulement un homme menacé ou condamné, mais plutôt un homme éradiqué ? Après tout, un homme menacé, on n’a pas à travailler à sa naissance. Il suffit d’enlever ce qui le menace. Tandis qu’aujourd’hui, c’est à une nouvelle naissance d’humanité qu’il faut travailler.

Après la Shoah et le Goulag, nous avons le devoir de nous rappeler que veiller à l’humain, travailler ensemble à l’ « humanité » des humains, est désormais un processus de refondation permanente, fait de ruptures et d’innovations permanentes, de mise en question continue, et non d’établissement de « valeurs » et de « fins » supérieures dans des formes d’attestations incantatoires, car l’Homme Majuscule n’existe pas. Nous sommes désormais bien plutôt devant, comme disait déjà Nietzsche, « un grand point d’interrogation à l’endroit du plus grand sérieux ».

« C’est par la singularité partageable de l’expérience intérieure que nous pouvons combattre cette nouvelle banalité du mal qu’est l’automatisation en cours de l’espèce humaine » disait Julia Kristeva lors de la rencontre d’Assise en 2011. L’exercice ravivé de la parole entre nous (qui peut prendre des formes diverses d’expression) nous fera exercer cet humanisme qui soigne (cura) sans se réduire à être seulement un régulateur des principes moteurs dominants ni un simple poste de secours pour leurs victimes toujours plus nombreuses.

Ce ‘style’ de la parole échangée est d’autant plus indiqué aujourd’hui que nous vivons un temps de la rencontre, de plus en plus proche de chacun, des diverses cultures : Chine, Inde, Afrique, Moyen-Orient… avec leurs traditions multiséculaires.

Un enjeu de parole

Le premier besoin de tout être humain est de sortir – d’émerger – du chaos. Les symboles archaïques de la Cité idéale la représentent édifiée sur la mer. Dans son jardin, le sage chinois est assis les yeux fixés sur l’île centrale, terre émergée du chaos des eaux et inaccessible. L’expérience initiale d’Israël est celle d’être fondé au Passage de la Mer Rouge, expérience de sortie de l’esclavage et du chaos de la non existence.

Nous vivons aujourd’hui une situation paradoxale. Notre société est de plus en plus organisée, hypersophistiquée, d’une complexité grandissante dans une régulation de plus en plus serrée. Et pourtant notre situation tend au chaotique : l’être humain est de plus en plus le jouet des forces diverses qu’il a lui-même mises en route.

N’y a-a-il pas là une sorte de corruption, au sens étymologique du mot : une décomposition ? Celle de la culture avec ses sources diverses : traditions et arts de faire, histoires et légendes, arts, expériences religieuses et spirituelles ?  Jean-Claude Guillebaud rapporte que voici trois siècles, Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver, déclarait craindre une raréfaction des mots qui laisseraient les humains piteusement à la remorque des choses. Swift redoutait que le concassage du vocabulaire par le parler de tous les jours finisse par ruiner la pensée elle-même. Aujourd’hui, le rabâchage médiatique, l’usure du langage, la prolifération des termes administratifs et scientifiques en dehors de leur domaine propre, l’usage d’épithètes passe-partout (cool, super, sympa, etc.) éveillent en nous la même inquiétude. Nous pouvons craindre que s’épuise peu à peu la quantité de mots et d’idées pour fonder l’humain et nourrir par les racines le débat démocratique. Alors se trouverait réalisée pour de bon la sombre prophétie de Swift : une pure tyrannie des choses, des fonctionnements, des comptables et des marchands. Alors on verrait l’installation d’une approche rudimentaire de la réalité, celle des graphiques, des taux d’écoute et autres chiffres bruts. Ce serait une forme douce de la barbarie.

Où en est-on de la culture qui permet de fonder, celle qui n’est pas réduite à des objets de consommation ou de savoir spécialisé, ou encore à l’anecdotique des « choses vagues » reléguées dans le privé et le soi-disant non-sérieux ?

Le défi d’une nouvelle naissance

Ce contexte actuel, décrit ici – trop rapidement – sous l’aspect du péril dans lequel il met les humains, donne une pertinence nouvelle aux Exercices du Père Lombardi. S’ouvrir à la fraternité universelle, chercher ensemble le sens de l’humain, désormais de manière radicale, expérimenter dans cette recherche dialoguée le ‘salut’ de ce qui rend « humains » les êtres humains et ce qui se passe entre eux, s’y encourager mutuellement par la parole donnée et échangée, voilà de nouveaux accents dans lesquels se déploient  aujourd’hui l’expérience de ‘réforme’ et de ‘salut’ dont ces Exercices sont porteurs. Il ne s’agit pas simplement d’une adaptation des manières de faire au goût du jour ; il s’agit d’œuvrer à une réforme qui est aujourd’hui insurrection contre le silence sur le sens de l’humain et la destruction de ce qui constitue l’humanité de nos sociétés.

Les Exercices ne sont ni une formation ni une initiation ni une éducation. Dans le contexte actuel, le travail de réforme qu’ils visent devient un travail d’accouchement, de génération, de naissance. Ils n’opèrent pas sur des savoirs et des compétences, ils ne sont pas de l’ordre de la spécialité religieuse ; ils sont pensée agissante commune qui seule peut inspirer un renouveau à hauteur des enjeux essentiels. Ils sont un combat à la fois contre  les cercles de fer dans lesquels les deux principes moteurs emprisonnent silencieusement l’humanité et contre les bulles religieuses et philosophiques dans lesquelles la tentation est forte de se retirer.

C’est dans cette direction en tout cas que devient évident l’intérêt de ré-exprimer aujourd’hui les Exercices communautaires, et que l’on peut tenter de donner toute sa pertinence actuelle au charisme dont nous héritons du Père Lombardi.

II.- OPERER UNE TRANSLATION LES EXERCICES DE LOMBARDI, AUJOURD’HUI

 De quoi s’agit-il ?

 La démarche est difficile et risquée. Elle doit conjuguer le respect le plus grand de ce qui est le fondement et la source de la vie et de mission du SAC MMM et la créativité nécessaire pour répondre à la situation présente.

Peut-être y a-t-il une comparaison intéressante en mathématique : la translation. De l’ensemble x, a est déplacé dans l’ensemble y en a’, ce déplacement été opéré sans que a’ ne perde aucune propriété de a.

Des premiers essais de réexpression des EC ont été élaborés par le Groupe belge vers 2006, à partir du Directoire. Ces essais étaient particulièrement attentifs aux objectifs et aux  fruits à obtenir exprimés dans le Directoire, tentant de saisir ainsi l’itinéraire spirituel proposé. Il ne s’agissait donc pas simplement d’adapter un à un les éléments d’animation ou les formulations des contenus. On percevait comme enjeu majeur la nécessité de sortir d’un parcours préétabli, qui pose des questions et suppose des réponses déterminées pour poser les questions suivantes…

Des mots courants du langage chrétien et qui sont essentiels dans la pratique des Exercices sont devenus aujourd’hui équivoques, surtout en Europe : « Dieu », « Règne », « communauté », et même « humanité »… Ils touchent à l’ultime, à ce qui ne peut être approché que par une véritable parole échangée à hauteur d’humanité. La réexpression des EC, comme expérience commune et spirituelle, consiste donc en une recherche fraternelle, à partir de l’expérience, et à une émergence du sens à partir des manières de vivre ces réalités ultimes.

Il est important de renouer avec la caractéristique originelle des Exercices, peut-être un peu perdue dans le Directoire, qui veut que les participants ne sont pas les destinataires mais les sujets de l’expérience. Cela demande d’élaborer un parcours très clair dans ce qu’il propose et pourtant réduit au minimum dans son déploiement.

C’est aussi l’expérience personnelle et commune des participants qui constitue l’itinéraire vécu. Le ‘lieu’ privilégié de cette expérience est la parole échangée : celle-ci met au jour la réalité et notre relation à la réalité ; elle permet le dépassement des classifications et des cloisonnements ; elle génère le ‘récit’ de vie, avec l’implication de celui ou ceux qui parle(nt), et dispose à entendre le ‘récit’ évangélique.

Des préalables

 « Les EC sont une expérience forte de Dieu, faite en groupe, essentiellement avec les autres ». L’expérience, c’est toujours ce qui se dit de la vie, c’est une interprétation, ici élaborée dans l’échange. Il s’agit non pas d’une énumération de l’anecdotique, mais d’une mise au jour de ce que l’on pourrait appeler l’expérience radicale, c’est-à-dire ce qui touche profondément à la fois les personnes et qui les met en relation. C’est l’expérience d’un essentiel qui donne à chacun d’être lui-même et de trouver sa place et qui indique les limites de ce qui permet la vie et de ce qui détruit la vie, autrement-dit de ce qui est acceptable et de ce qui est intolérable. Cette expérience comporte immanquablement le « sentir ».

« …Dans un climat d’écoute directe de Dieu… » Il s’agit de l’écoute radicale, c’est-à-dire sans défense, sans a priori, sans intention de manipulation. Cette écoute porte l’attention sur l’essentiel. Elle est écoute toujours ouverte, comme style permanent tout au long des EC, comme ascèse consentie par tous. Elle est écoute non-captative, selon l’enjeu évangélique profond du choix de l’ouverture désarmée plutôt que de la fermeture possessive. Elle est écoute de la voix qui parle dans le silence de la conscience, qui n’énonce pas de contenus mais prononce notre nom, dans une sorte de « convocation à soi ». Elle est mise en présence de ce ‘lieu’ de la conscience où nous ne sommes pas enchaînés par les tiraillements et les attachements, comme le suggère le prophète Osée : « Je suis dans tes entrailles le Tout Autre, le Saint[4] ». Elle est donc écoute au-delà des appartenances quelles qu’elles soient.

« … Avec Jésus au milieu du groupe même… » C’est l’expérience de la personne de Jésus, comme passeur du vouloir vivre, de la découverte effective qu’il n’y a aucun être humain condamné définitivement. C’est aussi, progressivement, la découverte de sa personne et de la foi en lui qui amène à la perception du caractère unique de notre existence, à la dimension de désintéressement et de gratuité, qui ouvre l’approche du mystère des autres et engendre à l’hospitalité radicale, dans le défi de notre temps de rendre la vie hospitalière comme une demeure possible pour tous et toutes. Il s’agit de découvrir celui qui nous ‘précède’ sur cette Voie, qui est voie de la transformation qu’évoque la Lettre aux Hébreux : « Autrefois, vous étiez étrangers, aujourd’hui vous êtes concitoyens… » … de votre humanité, du « Règne ».

Les EC sont par eux-mêmes l’ouverture concrète au « Règne ». Ils ne sont pas un outil à orienter dans la perspective de la spiritualité du Règne ; ils sont l’ « exercice » même de cette spiritualité, sa source vivante.

La spiritualité du Règne

S’il fallait redéfinir la « spiritualité du Règne », on pourrait dire :

  • la spiritualité est l’ensemble vivant des manières de penser, sentir, réagir, se relationner, se rapporter à, agir, en approfondissement permanent et en conversion permanente
  • du Règne, c’est-à-dire une nouvelle forme de vie ensemble selon l’évangile, comportant toujours une disproportion (une démesure) entre ce que l’on peut espérer de la vie et la Promesse que révèle Jésus à propos de ce qui se passe entre nous.

 Dans la présente réexpression des EC, le premier trait se traduit notamment dans le style d’expérience qui est proposé et dans la manière d’aborder le réel par le récit et l’échange. Le second trait fait l’objet d’une première découverte dans le premier Itinéraire et ouvre sur un possible cheminement ultérieur. Ce même second trait « travaille » alors de façon décisive tout le cheminement du deuxième temps. C’est notamment cette question de la disproportion qui fait passer de la foi élémentaire à la foi au Christ.

 Sources

Au départ, la présente réélaboration des EC s’est nourrie du Patrimoine du GP, des nombreux échanges de la Commission d’élaboration, d’un essai de réexpression des EC par le GP belge en 2006 (avec en particulier André Elleboudt et la collaboration du théologien Jean-Yves Nollet), quelques essais de rencontres dans la région de Charleroi, des séminaires et des rencontres avec Maurice Bellet et les apports du Père jésuite Piva.

Au cours de l’élaboration, le présent travail doit (et devra) beaucoup à des essais de mises en œuvre en Espagne, en aire Europe latine…

Ont influencé de façon déterminante le présent travail la pensée d’auteurs comme Maurice Bellet, Ada Maria Isasi-Diaz, Paul Ricoeur, Christoph Theobald et Paul Tillich. En outre, nous sommes redevables aussi de Emile Benveniste, Michel de Certeau, Marcel Gauchet et René Girard, Jean-Claude Guillebaud, Albert Rouet.

Ont été particulièrement consultés, à des titres divers, les ouvrages suivants de :

Maurice BELLET

  • Plaidoyer pour la gratuité et l’abstinence, Paris, Bayard, 2003.
  • Croyants (ou non), passons ailleurs pour tout sauver !, Paris, Bayard, 2011.
  • Le grand exercice, inédit.
  • Nova vetera, inédit.

Michel de CERTEAU

  • La fable mystique 1, Paris, Gallimard, 1982.
  • L’invention du quotidien
  • La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987.

 Marcel GAUCHET

  • L’avènement de la démocratie. I. La révolution moderne. II. La crise du libéralisme. III. A l’épreuve des totalitarismes., Paris, Gallimard, 2007-2010.

René GIRARD

  • Achever Clausewitz, Paris, Champs-Flammarion, 2011.

 Ada Maria ISASI-DIAZ

  • Vers une christologie féministe
  • La Parole : communication comme communion

 Christoph THEOBALD

  • Transmettre un Evangile de liberté, Paris, Bayard, 2008.
  • Vous avez dit vocation ?, Paris, Bayard, 2010.

 Paul TILLICH

  • Le courage d’être, Tournai, Casterman, 1967.

[1]             Marcel GAUCHET analyse brillamment toute cette période dans ses 3 tomes de « L’avènement de la démocratie ». Le présent texte lui doit beaucoup.

[2]             René GIRARD montre combien les intuitions de Carl von CLAUSEWITZ au début du XIX° siècle ont trouvé leur progressive réalisation au cours des XIX° et XX° siècles. Voir R. GIRARD, « Achever Clausewitz ».

[3]             Le temps présent, nous pouvons tenter de l’analyser en accumulant les données de genres divers (politiques, économiques, culturels, religieux…) dans une longue juxtaposition qui néanmoins risque d’arrêter la pensée dans les calculs statistiques du constat. Il est important de poursuivre le travail de pensée dans une interprétation. Cela comporte toujours un engagement et un risque. C’est inévitable à propos des « signes des temps ». L’interprétation met en œuvre le crédit accordé au réel et exprime un courage d’être. Plusieurs interprétations sont possibles, sans pour autant s’opposer ou s’exclure mutuellement. Nous choisissons ici une clé primordiale en amont de beaucoup de phénomènes et qui permet une interprétation ouverte à partir des dynamiques à l’œuvre à notre époque. Elle est proposée par Maurice BELLET, en particulier dans son petit livre : « Invitation »., Paris, Bayard, 2003.

[4]             Osée 11, 9.

Luc Lusy